2ème partie    LE TOURNOI ET L’EGLISE AU XlVème SIECLE

 


A la longue série d'ordonnances royales s'ajoute en 1313 l'interdiction du tournoi par le pape, signe qu'il est une préoccupation majeure des autorités mais également qu'il a de plus en plus de mal à trouver sa place dans la société.  C'est la première rencontre d'une interdiction royale et papale dans le temps, elle est l'occasion de ranimer une vieille rivalité et provoque des contradictions révélatrices du véritable sens de la politique de prohibition.

I) CLEMENT V ET LA PROHIBITION

A) L'ATTITUDE DE L'EGLISE

1) Les précédents

L'opposition de l'Eglise au tournoi est ancienne, elle fut proclamée dès 1130 par Innocent II au Concile de CLERMONT et confirmée en 1139 par le second Concile de LATRAN.  Interdire les tournois fut un souci constant des différents papes qui se sont succédés, des bulles sont lancées en 1148 par Eugène III, en 1179 par Alexandre Ill lors du troisième Concile de LATRAN, en 1227 par Honorius III et enfin en 1245 par Innocent IV (1), elles montrent l'importance qu'accorde l'Eglise à la question et que jusqu'en 1313 l'attitude de l'Eglise a été sans compromis à l'égard des tournois.  Encore en 1279, Nicolas III désapprouve le Cardinal Simon de Sainte Cécile qui les avait autorisés. Et bien que la Papauté ne ressente pas la nécessité de légiférer contre cette pratique entre 1245 et 1313, la bulle de Clément V ne constitue pas une surprise, elle ne fait que réaffirmer l'attitude traditionnelle de l'Eglise à l'égard du tournoi.

2) Une opposition idéologique

Pour l'Eglise, c'est la justification morale des tournois qui pose problème, ils parodient les batailles qui sont censées rendre le jugement de Dieu et occasionnent des bains de sang qui scandalisent par leur inutilité, la mort en tournoi est donc considérée comme aussi répréhensible que le suicide. Mais l'Eglise est également profondément choquée par le commerce des chevaux et des armures auquel se livrent les tournoyeurs, elle dénonce l'appât du gain et voit dans les tournois des foires détestables, d'autant plus que les fêtes qui les accompagnent prennent l'aspect de véritables débauches et achèvent de discréditer le tournoi aux yeux du clergé, encore au XIVème siècle, Juvénal des Ursins (2) écrit à propos des festivités de Mai 1389 à Saint Denis "lubrica facta sunt".  Jacques de Vitry (3) résume bien la position de l'Eglise, il considère que l'habitude de tournoyer implique les sept péchés capitaux, les tournois sont un danger pour les corps comme pour les âmes, ils ne peuvent donc être tolérés.

3) Sa position au XIVème siècle

Le tournoi reste une des préoccupations de l'Eglise au XIVème siècle, parmi les trente et un griefs que vers 1330 Alvarus Pelagius (4) , grand pénitentier de la curie romaine, adresse aux chevaliers, figure en bonne place le fait qu'ils tournoient, notamment en France, un autre exemple témoigne de la persistance d'un courant d'opposition à cette pratique, le mémoriale presbiterorum (4) composé à AVIGNON probablement en 1344, prévoit de demander au chevalier pénitent s'il a participé à des tournois.  L'Eglise continue à les considérer comme des lieux de perdition, J.J. Jusserand (5) à ce propos, décrit une gravure représentant une scène de tournoi, où les chevaliers s'affrontent sans se rendre compte qu'ils sont entourés de démons, l'auteur rapporte même que certains auteurs et chroniqueurs attribuent aux tournois la responsabilité de la grande peste qui ravage l'Europe au milieu du XIVème siècle.  Leur condamnation est plus que jamais d'actualité, dans le songe du vergier (4), on peut lire que selon le droit canon "les tournayz sont deffenduz et se aucun y muert il ne doit mie estre en terre benoicte".  Par ailleurs des incidents viennent raviver le vieux contentieux, les accidents mortels tout d'abord, mais aussi les provocations, comme celle qui eut lieu en 1288 à BOSTON FAIR où s'affrontèrent des chevaliers déguisés en moines (6).  L'attitude de l'Eglise est inchangée, elle reste celle des siècles passés.  Cette opposition s'est presque toujours transformée en interdiction des tournois en période de croisade, ainsi en 1148, 1215, 1227, 1245, c'est le cas une fois de plus, le Concile de VIENNE a décidé la croisade , l'intervention mongole favorise le projet et les princes chrétiens y sont favorables.  Philippe le Bel qui s'est engagé au Concile à prendre la croix dans le délai d'un an, mais qui a repoussé l'échéance pour faire coïncider la cérémonie avec la chevalerie de ses fils, reçoit la croix des mains du Cardinal de Fréauville le 10 Février 1313.  C'est dans ce contexte que le 14 Septembre 1313, le Pape Clément V par la bulle "pasiones miserabiles" prohibe les tournois.

B) LA BULLE "PASIONES MISERABILES"

1) Justification de l'interdit

Près de la moitié de la bulle a pour fonction de justifier l'interdiction des tournois et des joutes, pourtant une seule raison est avancée : l'intérêt de la croisade.  Le Pape décrit avec compassion la perte de la terre sainte et insiste sur les "pasiones miserabiles" qu'elle endure.  Il démontre la légitimité de la croisade décidée au Concile de VIENNE et voit dans le bon déroulement des préparatifs le signe de la faveur divine.  En effet, le soutien des rois de France, de Navarre, d'Angleterre et de la majorité des princes de la chrétienté promet au projet une participation importante.  La seule ombre au tableau est que des tournois continuent à se tenir, ils ne peuvent être que l'oeuvre du diable puisqu'ils détruisent tout ce qui est nécessaire à l'expédition : "torneamenta faciunt vel fieri procurant, impedimentum procurent passagio faciendo ad quod homines, equi et pecunia et expense fore necessaria dinoscuntur", ils ne doivent donc pas être tolérés.  L'interdiction est présentée comme une mesure accompagnant nécessairement la préparation d'une croisade et Clément V rappelle que ses prédécesseurs agirent de même : "torneamenta sunt cum gravis pene adiectione a nostris predecessoribus interdicta".  En fait, le Pape insiste moins sur la condamnation morale du tournoi que sur son incompatibilité avec la guerre.

2) Le tournoi à l'échelle de la chrétienté

La bulle permet d'appréhender le phénomène du tournoi à l'échelle du monde chrétien, elle montre qu'il est essentiellement implanté en France, en Angleterre, en Allemagne où sa pratique est connue, en revanche sa vogue dans le Comté de BOURGOGNE et dans les provinces de VIENNE et BESANCON est un précieux renseignement qui aide à expliquer pourquoi c'est dans le futur grand duché de BOURGOGNE que cette pratique a survécu le plus longtemps, que ces régions soient des terres de tournois justifie le constant souci de Philippe le Bel (7) de les interdire "en nostre royaurne ou hors", il est possible que le déclin du tournoi soit survenu plus tardivement dans ces principautés.  Par ailleurs la bulle indique des différences d'un endroit à l'autre, ainsi les joutes sont appelées "tabule rotunde in aliquibus partibus vulgariter nuncupantur", Michel Parisse (8) a montré que sous l'expression table ronde se cachait une même pratique, toutefois elle n'apparaît pas dans les ordonnances et n'était pas en usage dans le domaine royal.  C'est la première fois qu'une bulle prohibe les joutes au même titre que les tournois, signe qu'elles prennent une importance grandissante mais aussi qu'elles sont un véritable combat puisque lui sont reprochés les mêmes excès que les tournois " esdem dampua et pericula iminent, que in torneamentis predictis " La dernière clause du texte évoque un aspect peu connu des tournois le pape interdit : "omnes confederationes, colligationes pactiones, promissionnes et obligationes factos super hiis, et quos fieri contigerit in fututum, sub quacumque forma seu modo vel expressione verborum", ce qui montre que le tournoi est une affaire solennelle, il est l'occasion de fortes solidarités, les liens vassaliques y sont engagés et les seigneurs puissants recrutaient de véritables professionnels des tournois qui s'engageaient à les servir à cette occasion (9), le pape les délie de leurs engagements.

3) Le dispositif répressif

Les sanctions prises témoignent de l'habitude de l'Eglise de réprimer les tournois, le Pape par expérience sait que les interdictions sont généralement suivie de peu d'effets, aussi il insiste moins sur la condamnation morale du tournoi que sur la mise en place de sanctions efficaces.  Comme Philippe le Bel, il considère que pour empêcher les tournois il faut les rendre matériellement impossibles, aussi il jette un interdit total sur le tournoi, tout ce qui le concerne de près ou de loin est répressible, il est interdit d'avoir le moindre contact avec des tournoyeurs, tout particulièrement de les héberger et de commercer avec eux : "vel cum eisdem super hiis aliquod commercium inhierint".  Les contrevenants s'exposent à l'excommunication et à ce que l'interdit ecclésiastique s'abatte sur leurs terres: "excomunicationis sententiam promulgamus et terras ipsorum ecclesiastico subicimus interdicto".  Les gouvernants eux-mêmes en sont menacés, leur passivité serait considérée comme de la complicité : "et in eos, in quorum terris vel districtibus seu locis illa fieri contigerit".  La seule note de clémence contenue dans la bulle est la possibilité de lever l'excommunication si le coupable est "in mortis articulo".  Les arguments avancés ne sont pas plus nouveaux que les peines envisagées, en revanche la volonté d'atteindre le tournoyeur a travers le reste de la population dénote d'un pragmatisme certain. Au temporel comme au spirituel, il n'existe qu'une seule manière de combattre le tournoi.

II) LE PAMPHLET,DE TORNEAMENTIS ET JUSTIS
 

A)  LA POLEMIQUE AUTOUR DU TOURNOI

Comme par le passé, la mesure devint rapidement impopulaire, mais cette fois la contestation ne s'en tint pas à ignorer l'interdiction papale, elle prit une forme active et un pamphlet publié sous le titre de torneamentis et justis se fit le porte-parole du courant d'opinion hostile à la prohibition des tournois.  Pour mieux en comprendre la portée, il est indispensable de connaître son auteur.

1) L'attribution du pamphlet à Pierre DUBOIS

Le mémoire n'avait été conservé que dans le manuscrit 1642 du fond de la reine Christine au Vatican, or il était anonyme.  En 1889, Charles Victor LANGLOIS publie une étude dans laquelle il l'attribue à Pierre DUBOIS.  Il appuie sa théorie sur des similitudes de style avec les autres écrits de cet auteur et y reconnaît (10) "la même langue, énergique, alerte, et, malgré l’emploi des formes latines très française, c'est le même fouilli de citations sacrées et profanes", le second point fort de sa démonstration est que le texte est transcrit dans le manuscrit à la suite du de recuperatione terrae sanctae de Pierre DUBOIS, preuve de leur source commune, les arguments sont solides et les chercheurs postérieurs que ce soit l'allemand Ernest Zeck ou l'américain James Long (11) ont confirmé la découverte.  Un autre problème se posait, fixer la date de publication du mémoire, LANGLOIS la situe à partir de la fin d'Octobre 1313, en effet, Guillaume de NANGIS, (12) rapporte que c'est à la Saint Denis 1313 que le Cardinal légat Nicolas de FREAUVILLE fait connaître en France l'interdiction des tournois et donc, c'est après cette date qu'a commencé la rédaction du pamphlet.  LANGLOIS considère que la dispense accordée juste avant le Carême 1314 (12) aux fils du roi pour jouter est la conséquence du pamphlet et en conclut que pour qu'il soit parvenu au Pape à cette date, il a du être rédigé à la fin de 1313.  Son raisonnement a le tort de lier la dispense et le pamphlet sans preuves, il est probable que le pamphlet qui est une réplique à la bulle "pasiones miserabiles" suive de peu la Saint Denis toutefois rien ne permet d'affirmer qu'il a été publié à la fin de 1313 ou au début de 1314.

2) L'homme et l'oeuvre

Pierre DUBOIS était d'origine normande, il avait étudié à l'Université de PARIS où il entendit Thomas d'Aquin.  En 1300 il exerce la profession d'avocat à COUTANCES et rédige le premier de ses ouvrages qui ait été conservé, la Summaria doctrina, traitant des moyens d'abréger les guerres et les procès.  Deux ans plus tard, la querelle de Philippe et Boniface lui fournit l'occasion de rédiger de violents pamphlets contre le pape et il publie le de recuperatione terrae sanctae qui reprend avec des développements nouveaux le mémoire de 1300.  En 1308 il s'attaque aux templiers et rédige deux écrits sur les questions d'Orient et du Saint Empire.  Aujourd'hui l'inventaire de ses productions atteint une douzaine de mémoires, toutefois il est probable qu'il en ait composé d'autres.  Si l'on cherche à résumer le rêve de l'homme de loi normand, c'est la paix de la chrétienté sous l'hégémonie de la France et tous ses mémoires ont un élément en commun, le renforcement de la monarchie française au détriment de tout pouvoir susceptible de contrebalancer celui du roi.  Pierre DUBOIS en 1313 n'en est pas à son coup d'essai chaque fois qu'un différent oppose le pape au roi, il intervient, et ses mémoires , bien que rédigés avec l'aval des autorités, n'en méritent pas moins la qualification de pamphlets puisqu'ils sont avant tout des oeuvres de combat.

3) La noblesse contre le Pape

Le contenu du mémoire est une surprise, a priori on aurait pu s'attendre à ce qu'il stigmatise les jeux que la royauté interdit depuis si longtemps, paradoxalement Pierre DUBOIS qui se fait l'interprète du point de vue royal, prend la défense du tournoi contre le pape.  C'est d'autant plus contradictoire que dans son ordonnance de 1314, Philippe le Bel inscrit son interdiction dans le même sens que celle du pape : "Et avec ce par la Sainte Eglise de Rome a esté deffendüe sus peine d'excommeniement es personnes singulieres, qui contre la deffence vendroient, et de interdit es Villes, et es lieux, on tels faits seroient faits, lesquelles sentences ont esté solennellement publiées par tout nostre Royaume longtemps".  L'attitude du roi contrarie toute logique puisque le pamphlet précise qu'il demande en personne la levée de l'interdiction papale, l'auteur prétend en effet écrire: "ad instantiam et requsitionem dominorum Francie et Navarre".  Cette information amène donc à apporter des nuances à la politique de prohibition des tournois, l'ambition royale se limite à en contrôler la pratique sans vouloir leur disparition.  L'information fournie par Pierre DUBOIS évite de faire le même contresens que M. BOUTARIC (14) qui conclut logiquement "Le roi obtint de Clément V la bulle du 14 Septembre".  Une telle incohérence ne peut s'expliquer que si le roi cherche avant tout son intérêt, or précisément l'interdit papal tombe à point pour détourner le ressentiment de la noblesse sur le souverain pontife.  L'affaire des tournois donne au roi la cohésion politique qui lui manquait, après avoir interdit les tournois pendant près de vingt ans, il se pose comme leur principal défenseur et il semble que son stratagème réussisse, le pamphlet montre que la noblesse est unie derrière ses chefs puisque outre Philippe le Bel et son fils le roi de Navarre, c'est à l'instigation "comitis pictavie et plurium quoque magnatum et nobilium" que DUBOIS rédige son mémoire.  Et cette unanimité est selon l'auteur un grand danger pour l'Eglise qui prend le risque de se couper de la noblesse et de sortir affaiblie de l'affaire.  En effet, il explique qu'inévitablement l'interdit ne sera pas suivi et l'exemple de la désobéissance constituera "scandatum et periculum", l'Eglise s'exposant à ce que l'habitude de lui désobéir s'installe dans la noblesse "Et sicut in dicto casu contempnent dictas sententias ecclesie ita forte et alias prohibitones et sentencias".  DUBOIS laisse entrevoir que ses clients sont disposés à passer outre et selon lui la meilleure raison de tolérer les tournois est que la société ne peut pas s'en passer, l'interdiction allant à l'encontre "fidelitas, devotio, et magnificentia eorundem, consuetudoque hactenus in Francia observata".  Le problème des tournois divise l'Eglise et la noblesse, or la Papauté d'AVIGNON n'a pas intérêt à ce que la France bafoue son autorité, d'autant plus qu'elle a besoin de la chevalerie pour mener à bien la croisade.
 

B) LA DEFENSE DU TOURNOI

1) Justification militaire

Pierre DUBOIS s'évertue à démontrer que le tournoi constitue un entraînement indispensable à la guerre, et ses arguments sont le pendant exact de ceux avancés par Clément V. Il affirme la légitimité de la pratique comme entraînement des troupes à la guerre : " si ad exercitationem proprianum virium et commilitanum, ad quos rei publice defensia  pertinet, fiant", sous l'égide des autorités le tournoi retrouve sa justification.  L'auteur insiste sur la nécessité des tournois, partant du principe que des troupes sans expérience sont inefficaces, il montre que du tournoi dépend le succès de la croisade : "est cautela utilis per quam etiam per se ad dictum passagium attrahentur", en effet, il aguerrit les combattants et les rend "promptiores et habiliores".  Pierre DUBOIS pense que la prévention peut atténuer les excès les plus criants et souhaite que les tournoyeurs soient incités à se modérer : "Si forte ad aliquod armorum exercitium eos procedere contingat, provideant sollicite et prudenter ne exinde mortes hominum vel animarum pericula subsequi possint", mais cet argument est plus réthorique que susceptible d'application sur le terrain.  En effet, le discours est particulièrement habile, l'auteur va jusqu'à proposer : "quod dicta pena de nova opposita suspendetur quantum ad illos qui se ad transferendum obligaverunt vel obligabant", en demandant la levée de l'interdit pour les seuls croisés, il dépasse son propos mais il cherche ainsi à persuader le Pape du fondement de ses arguments . Le mémoire de Pierre DUBOIS est le seul exemple de texte qui prenne la défense du tournoi, en ce sens il se fait l'avocat du diable mais il réussit à démontrer que le tournoi est au XlVème siècle une pratique tout à fait justifiable par la raison.  Une autre de ses idées-forces est que le tournoi est un moindre mal que la catastrophe qu'entraînerait sa suppression.

2) Un mal nécessaire

L'occasion est belle pour Pierre DUBOIS de faire intervenir le proverbe à la fois juridique et évangélique qui dit qu'entre deux maux, il faut choisir le moindre.  Il abonde en citations et anecdotes qui cherchent à démontrer que dans bien des cas le remède est pire que le mal.  Il rapproche l'habitude de tournoyer de l'attitude de ceux qui à Carême-prenant se gavent de viande jusqu'à la nuit de peur de ne pas pouvoir s'en passer pendant toute la durée du Carême et rappelle que Saint Augustin conseille de ne pas les en empêcher de peur qu'ils ne deviennent pire.  Il évoque d'autres désordres tolérés au sein de l'Eglise et fait un parallèle entre la pratique des tournois et le concubinage des prêtres en développant l'idée que : "in disciplina namque ecclesiastica inferendo magno discretio est", selon lui il faut composer avec l'âme humaine, même si la décision du Pape part d'un bon sentiment, elle ne peut que faire empirer les choses comme un médicament aggrave parfois l'état du malade.  Il se fait provocant envers Clément V et le compare au boucher : "Sicut nempe qui trucidat non considerat quemodmodum seccet" par rapport au chirurgien cu'il devrait être.  Il n'essaie pas de justifier moralement le tournoi mais se contente d'attirer l'attention du Pape sur les conséquences de sa décision.  L'autre ligne directrice de son argumentation est que la société n'est pas prête à accepter l'interdiction, il est trop tôt, il cite à ce propos Jean Chrysostome et l'exemple du jeune homme ayant un fardeau trop lourd sur les épaules, il n'a alors le choix qu'entre le retirer ou être brisé.  De même, il trouve dans Grégoire une autre illustration pour son propos, celui-ci explique que des murs sont incapables de supporter le poids des poutres tant qu'ils ne sont pas secs et s'ils reçoivent une charge trop tôt, tout l’édifice s'écroule.  Pour Clément le message est clair, son interdiction est prématurée, les esprits n'y sont pas préparés , il va donc au devant d'une catastrophe.  Le pamphlet est bâti à la manière d'un sermon, il est truffé d'exemples Pierre DUBOIS fait preuve d'un grand souci d'illustrer tous ses arguments, il est concis, direct et même insolent.  Il est vrai qu'après sa polémique avec Boniface VIII il sait parfaitement à quoi s'en tenir sur la puissance du Saint-Siège.  Certain d'avoir réussi à intimider le Pape par ses menaces, il fait preuve dans la dernière partie de son mémoire d'un plus grand souci de convaincre et s'attache à démontrer que le tournoi n'est pas inconciliable avec les préceptes de l'Eglise.

3) La réhabilitation

Il considère que l'attitude de l'Eglise n'est pas fondée en droit puisque le tournoi ne gêne pas la prééminence de l'Eglise et de la foi : "quod autem nec peccatum nec subversio status ecclesie, nec fidei requantur ex supensione dictarum penarum manifestum est, quia ex hoc non tollitur etiam ius canonicum nec penale prohibens tourneamenta predicta".  La seule autorité sur laquelle le Pape peut s'appuyer est que les bulles de ses prédécesseurs sont inclues au droit canon, or, et c'est sur ce point qu'il va le plus loin, Pierre DUBOIS nie au Pape le droit de faire des constitutions, de les interprêter ou de les changer "quando peccatum non includitur nec subversio status universalis ecclesie vel fidei", ce qui revient à lui interdire de s’immiscer dans les affaires de l'Etat, DUBOIS considère que sa juridiction s'arrête à la porte de l'Eglise tant que celle-ci n'est pas menacée.  Le tournoi a des implications évidentes dans la morale ce qui aurait pu justifier l'intervention papale en tant que guide spirituel, or Pierre DUBOIS lui conteste le droit de juger et d'interdire le tournoi à cause de sa nature, en effet le tournoi n'est pas sa propre justification puisqu'il a pour but l'entraînement de l'armée : "que non de se nec de sui natura sunt illicita" aussi la répression du tournoi n’est  pas du ressort du souverain pontife, par ailleurs il donne du poids à son propos à travers l'exemple du roi David qui prouve que l'emploi des armes n'est pas toujours incompatible avec le service de Dieu.  Aussi le légiste normand considère que le pape a parfaitement le droit de contredire son prédécesseur et de modifier ses résolutions pour les adapter aux circonstances.  Il démontre que le pape peut lever l'interdiction sans perdre la face, en effet, il ne conteste pas les nécessités qui l'ont amené à interdire les tournois, seulement elles ne sont plus les mêmes : " si ex causa rationali ut est in proposito nostro, suspendantur vel in totum tollantur que etiam fuerant ex causa rationali instituta ".  Le Pape doit s'inspirer de Jean Chrysostome : « omis res per quascunque causas nascitur, per easdem dissolvitur » et songer à l'exemple du serpent d'airain, construit par Moïse sur l'ordre de Dieu pour protéger les hommes, il fut brisé par Ezechias pour leur éviter de tomber dans le péché d'idolâtrie.  Le mémoire se termine dans le sens de la conciliation "Sive plectendo, sive ignoscendo hoc Solumn bene agitur ut ad bonum vita hominis ordinetur", les deux mesures vont dans le sens du bien, seulement le temps du pardon est arrivé.  Le pamphlet menace pour amener à la réflexion mais se termine en mettant le Pape dans la position de lever l'interdit sans se déconsidérer, il se veut avant tout efficace.  Bien que la dernière phrase puisse constituer une chute appropriée, Charles Victor LANGLOIS et Ernest ZECK (15) pensent qu'il est incomplet et considèrent que les quelques lignes manquantes ne portent pas préjudice à la compréhension globale.  Pierre DUBOIS : "le premier et le plus radical des écrivains gallicans" selon LANGLOIS (15) a essayé de démontrer au Pape qu'il n'avait aucun intérêt à interdire les tournois, on ne sait rien de l'impact qu'eut le pamphlet, toutefois en Octobre 1316, Jean XXII en levant l'interdit sur les tournois, ne fait pas autre chose que ce que réclamait Pierre DUBOIS...

III   JEAN XXII ET LA LEVEE DE L'INTERDIT

A) 1316 - UN TOURNANT DANS LA POLITIQUE PONTIFICALE

1) Les raisons de Jean XXII

Jean  XXII fut le second pape d'AVIGNON, son pontificat ne fut pas particulièrement placé sous le signe de la conciliation, en témoignent sa querelle avec Louis de Bavière et son acharnement à réprimer les hérésies, pourtant, la première année de son pontificat, cédant aux pressions, il lève l'interdit sur les tournois.  Cette décision montre à coup sûr que le problème ne lui parait pas de première importance et il trouve à cette occasion un moyen de se concilier le roi et la noblesse à bon compte, il reconnaît d'ailleurs leur faire une faveur, la levée de l'interdit a été prise : "ad dilectum filium nobis Philippi clarae memorie regentis Franciae et Navarae regis, et aliorum de domo regia, necnon quamplurium magnatum et nobilium".  Il met fin à une mesure impopulaire qui ne lui a rien rapporté puisque "propter quod idoneos et voluntarios ad terrae predictae subsidium in regnis eisdem contingit pauciores solita reperiri " en présentant sa décision comme un cadeau, il attend d'être payé en retour, c'est à dire de trouver les combattants nécessaires à son expédition.  La croisade n'ayant pas le succès escompté, il a tout à gagner à lever l'interdit.

2) Une mesure révolutionnaire ?

La bulle du 16 Octobre 1316 va à l'encontre de la politique menée par la papauté depuis près de deux siècles, elle ne peut se référer à aucun précédent et inaugure une politique qui est à l'opposé de celle suivie antérieurement.  En désavouant son précurseur, Jean XXII a pris une mesure lourde de significations, sa décision revient à admettre que le Pape n'est pas infaillible puisque "sic humani fallitur incertitudo judicii", s'applique également au souverain pontife.  Par ailleurs, en cédant aux pressions, il montre que l'Eglise a de plus en plus de mal à s'affirmer face à la montée du pouvoir temporel, le roi considérait la bulle de Clément V comme une ingérence dans ses affaires, en levant l'interdit Jean XXII reconnaît que l'intervention pontificale est devenue inutile puisque désormais le roi impose son contrôle. Philippe le Bel profite de l'occasion pour montrer une fois de plus qu'il est en mesure de dicter sa conduite au Pape.  Toutefois, la reculade de l'Eglise n'est pas un échec total, la décision doit favoriser le recrutement pour la croisade et surtout elle est extrêmement populaire, à tel point que le neveu de Jean XXII, le Cardinal GAUCELIN (16) fait peindre sur les murs de sa maison à CAHORS, la ville natale du Pape, une scène représentant un tournoi qui y eut lieu en 1318.  La levée de l'interdit n'est pas une mesure honteuse et si elle ne constitue pas la décision la plus importante prise par Jean XXII, elle n'en est pas moins une des plus significatives.

3) Les limites du changement:

Clément V ne s'attendait probablement pas à ce que sa bulle soulève une telle contestation ni à ce que le roi la soutienne, lui-même avait été amené à faire des concessions  puisqu'avant le carême 1314 il autorise les fils du roi à jouter pendant trois jours.  La décision de Jean XXII plonge donc ses racines dans la politique de Clément V, le second Pape d'AVIGNON n'avait pas le choix, en maintenant l'interdit qui divisait inutilement l'Eglise et la noblesse, il aurait fait le jeu du roi et compromis définitivement la croisade.  De plus, il ne faut pas prêter à la bulle "quia in futurorum" une portée qu'elle n'a pas, elle n'autorise nullement les tournois et ne fait qu'abroger les dispositions prises par Clément V : "sententias excommunicationis et interdicti... revocamus".  La levée de l'interdiction ne signifie pas un changement dans la position de l'Eglise mais simplement un retour au status-quo ante , Jean XXII est très prudent et il ne tombe pas dans le piège tendu par Pierre DUBOIS d'autoriser les tournois pour les seuls croisés, ce qui aurait signifié que l'Eglise apportait sa caution au jeu si décrié.

B) LES CONSEQUENCES DE LA BULLE

1) L'adoption du point de vue de Pierre DUBOIS

La bulle ne fait aucune allusion au mémoire de Pierre DUBOIS, toutefois le pape étant personnellement concerné, il est plus que probable qu'il en ait eu connaissance.  D'ailleurs, des passages du texte trahissent l’influence de l'homme de loi normand, ainsi il est écrit : "Nonum quam quod consulte statuitur, ex sanioris inspectione judicii consultius revocatur", cette phrase semble directement inspirée de celle-ci de DUBOIS : " Nec videtur vilium reprehensibile si ex causa rationali, ut est in proposito nostro, suspendantur vel in totum tollantur que etiam fuerunt ex causa rationati instituta ", le pape n'a pas trouvé de meilleur argument que Pierre DUBOIS pour justifier sa mesure.  C'est la crainte que l'interdiction ne rende la croisade impossible au lieu de la favoriser qui pousse Jean XXII à la lever, ce qui démontre la justesse de l'analyse de Pierre DUBOIS qui avait correctement évalué le risque que l'Eglise prenait de se couper de la noblesse, en effet le Pape reconnaît qu'il n'a pas réussi à réunir les forces nécessaires au passage général : "et  pro eo maxime negotio dicti passagii derogatur".  La cause défendue par le légiste triomphe.  Toutefois, certains (17) hésitent à lier la décision de Jean XXII au succès du pamphlet à cause de l'échec de la carrière politique de l'avocat de COUTANCES qui resta un obscur polémiste toute sa vie.  Mais l'absence de promotion n'est pas une preuve de l'inefficacité de ses pamphlets, elle s'explique plutôt selon Charles Victor LANGLOIS (18) parce que "Pierre DUBOIS est le type de ces individus que les gouvernements ne s'associent jamais, dont ils se méfient toujours quoiqu'ils les voient parfoif sans déplaisir batailler à leur proffit".  Rien n'autorise à croire que le pamphlet n'a pas eu d'impact, au contraire, tous les éléments incitent à penser qu'il a eu un large succès, la surprenante levée de l'interdit, le fait que les arguments du Pape ressemblent étrangement à ceux avancés par Pierre DUBOIS, mais le succès du mémoire ne peut être attribué à la seule adresse du pamphlétaire il vient avant tout de ce qu'il était représentatif d'un fort courant d'opinion dont Pierre DUBOIS s'était fait le porte-parole.

2) Le pardon

Clément V avait menacé de l'excommunication et de l'interdit ecclésiastique ceux qui tournoieraient ou soutiendraient les tournoyeurs.  Jean XXII ne se contente pas de révoquer ces sentences il pardonne de surcroît à ceux qui avaient désobéi à son prédécesseur " eos qui propter exercitium torneamentum seu hastiludiorum ipsorum huint modi sententias incurrerunt absoluentes ab illis, et cum eis qui sic ligati ".  C'est une amnistie générale, même les membres du clergé qui avaient célébré l'office divin à l'occasion d'un tournoi sont absous Jean XXII montre son souci de classer définitivement l'affaire, tout se passe comme si la bulle "pasiones miserabiles" n'avait jamais été proclamée.

3) La croisade

L'histoire des relations des tournoyeurs et de l'Eglise a presque toujours eu pour toile de fond la croisade.  Le paradoxe veut qu'entre 1313 et 1316, le tournoi soit successivement considéré comme un empêchement à la croisade, puis comme nécessaire à son bon déroulement.  En effet, Jean XXII ne trouve pas suffisamment de volontaires comme l'avait prédit DUBOIS et pense que l'interdiction des tournois en est la cause : "quia nonnulli militari cingulo abstinent, et quia vacare militiae metu praesertum ipsius sententiae non praesumunt", ce qui occulte la réalité, en effet dans cette affaire le tournoi apparaît comme un prétexte commode pour masquer le peu d'enthousiasme que soulève la croisade.  La preuve en est que la levée de l'interdit ne changea en rien la situation et la croisade avorta.  Même si après la suppression de l'ordre des templiers se créent de nouveaux ordres militaires et même si les campagnes d'indulgences continuent à récolter des fonds, au XlVème siècle l'abondance des projets de croisade contraste avec la faiblesse des réalisations et ni Philippe le Bel, ni Philippe VI n'effectuèrent le voyage auquel ils s'étaient engagés, l'argent reçu fut consacré aux besoins du royaume et sa restitution ne fut pas exigée.  L'idée de croisade était dépassée. Aujourd'hui les études consacrées aux deux premiers Papes d'AVIGNON omettent de parler de la polémique qui entoura les tournois entre 1313 et 1316, pourtant à cette époque les tournois n'apparaissaient pas comme des phénomènes de second ordre, ils étaient très populaires et parce qu'ils étaient pratiqués par la noblesse, ils firent l'objet de véritables manoeuvres politiques, Clément V avait sous-estimé leur importance, Philippe le Bel en profita pour mettre l'Eglise dans une position difficile d'où elle sortit affaiblie et jamais plus elle ne se risqua à interdire les tournois.  De toutes façon, l'absence de documents juridiques après 1316 montre qu'ils ont quitté le devant de la scène politique où les événements du règne de Philippe le Bel les avaient projetés Après cette date, à travers les sources éparses dont nous disposons, il est possible de suivre leur rapide déclin.  Leur disparition est significative d'une évolution plus profonde, aussi, comprendre pourquoi les joutes finissent par les éclipser, permet de mieux connaître une société en pleine mutation.

NOTES DE LA DEUXIEME PARTIE

1) CRIPPS-DAY, 1918, p 379

2) JUVENAL des URSINS, 1836, p 379

3) LONG, 1973, p 67

4) CONTAMINE, 1985, p 434

5) JUSSERAND, 1901, p 44 - 45

6) DENHOLM-YOUNG, 1946, p 262

7) Ordonnances des rois de France, 1723, p 509

8) PARISSE, 1980, p 278 - 279

9) CONTAMINE, 1985, 428 - 429

10) LANGLOIS, 1889, p 84

11) LONG, 1973, p 68

12) LANGLOIS, 1889, P 86

13) LONG, 1973, p 69 - 70

14) LANGLOIS, 1889, p 87

15) LANGLOIS, 1889, p 91

16) VULSON DE LA COLOMBIERE, 1648, p 223

17) LONG, 1973, p 70

18) LANGLOIS, 1911, p 285
 

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